Les traites et les esclavages existent depuis la Haute-Antiquité à travers le monde, et notamment en Europe, dans le bassin méditerranéen, en Afrique. Le terme générique « esclavage » renvoie à une diversité de réalités et de situations selon les continents et les époques. La traite transatlantique et l’esclavage colonial organisés par les Européens à partir du 16e siècle succèdent aux progrès de la navigation, à la colonisation de nouvelles terres en Amérique et au besoin de main-d’oeuvre pour leur mise en valeur. Phénomènes sans précédents, ils se caractérisent par leur intensité et la masse des populations déportées sur de longues distances. Ils ont impliqué toute l’Europe, les puissances maritimes mais aussi continentales, et ont fortement contribué à la formation de l’Europe moderne.
Patricia Beauchamp Afadé
TRAITES ET ESCLAVAGES: HISTOIRE ET DEFINITION
Les termes « traite » et « esclavage » désignent des réalités différentes : la traite fait référence à un commerce d’êtres humains et l’esclavage à un type de relations sociales qui a varié selon les régions du monde et les époques. Certains historiens, comme le français Olivier Grenouilleau, proposent une définition de l’esclave. Il est toujours un Autre ou quelqu’un transformé en un Autre ; il n’a pas la même culture, la même religion, etc. Il est possédé par son maître, et peut ainsi être soumis à l’arbitraire le plus total. Il est utile et profitable à son maître. Enfin, l’esclave est un être humain à qui on veut dénier toute humanité : il est réduit à sa simple force de travail, et peut être assimilé à une marchandise, un animal ou une machine.
L’ESCLAVAGES, UNE PRACTIQUE UNIVERSELLE TRES ANCIENNE
L’esclavage est une des formes les plus constantes de la domination d’êtres humains par d’autres êtres humains. La guerre et la dépendance économique (la dette) sont les plus grandes pourvoyeuses d’esclaves. Si les premiers témoignages écrits de l’esclavage concernent la Mésopotamie, son existence s’est révélée dans toutes les sociétés humaines. En Europe, l’esclavage structure la vie économique et sociale de la civilisation gréco-latine depuis 500 avant l’ère chrétienne. Les esclaves sont très présents dans les mines, les carrières, les grands domaines céréaliers, les fermes de bétail ou dans les activités économiques urbaines. Plus tardivement, au Moyen Âge, les rives de la Méditerranée demeurent les terres de sociétés esclavagistes. En Andalousie (Espagne), au Portugal, à Gênes et à Venise (Italie), posséder des esclaves est courant et touche toute la société. A la fin du 16e siècle, la population servile est évaluée à 4-5% de la population totale de la péninsule ibérique. L’origine des esclaves est variée : Russes, Circassiens (originaires des vallées caucasiennes à l’est de la mer Noire), Tartares (steppes de l’Asie centrale), Slaves, notamment les populations serbes, Barbaresques, Turcs, Maures, Africains, etc
L’histoire de l’esclavage en Europe et l’origine du mot « esclave » – sclavus (latin médiéval), apparu au Haut Moyen Âge à Venise, où la plupart des esclaves sont des Slaves des Balkans – démontrent que l’esclave n’a pas toujours été « noir ».
NAISSANCE ET DEVELOPPEMENT DE LA TRAITE EUROPEENE
Au 15e siècle, les progrès de la navigation, la recherche de routes vers l’Inde et la multiplication des contacts directs entre Européens et Africains provoquent des changements majeurs dans les échanges. Les Portugais, essentiellement, mènent des campagnes d’exploration maritime le long des côtes africaines, y installent des forts ou comptoirs et développent des relations avec certains souverains ou commerçants. Accoutumés à introduire de la main-d’oeuvre servile d’origine africaine en Europe méditerranéenne, les Portugais franchissent, à cette époque, une étape majeure en employant cette main-d’oeuvre dans la mise en valeur de São Tomé et de plusieurs îles atlantiques de l’Afrique, puis, dans l’exploitation des colonies américaines. Ils « inventent » donc la traite transatlantique de captifs africains.
La traite est née du besoin croissant de main- d’oeuvre pour la mise en valeur (colonisation, défrichage, mise en culture, etc.) des colonies américaines, et notamment pour la production des denrées coloniales telles que le tabac, le sucre, le coton, le cacao et le café. Ces produits de luxe deviennent progressivement en Europe des produits de consommation courante, et la demande ne cesse de croître.
Au 17e siècle, un système d’engagement se met en place dans les États européens : de jeunes hommes, et quelques rares jeunes femmes, s’engagent pour quelques années dans les colonies européennes. Leur voyage, la nourriture et un logement sur place sont pris en charge. Mais rapidement, les candidats au départ se font vite rares. Ils sont vite dissuadés par le taux de mortalité élevé dans ces régions tropicales. Les colons tentent de recruter les populations locales, amérindiennes, mais ces dernières ne sont pas assez nombreuses, et sont rapidement décimées par les maladies importées et les conditions de travail extrêmes auxquelles elles sont soumises. Quant à l’accroissement naturel des populations serviles africaines, il n’est pas suffisant face à la demande croissante de main-d’oeuvre. Le recours massif à la traite transatlantique de captifs africains vers les Amériques est la solution privilégiée par les Européens. Cette forme de trafic et d’exploitation de la main-d’oeuvre n’est pas nouvelle. Il s’agit alors de déplacer vers les Amériques des trafics ancestraux, présents sur le continent africain : les traites internes africaines, dont les origines sont très anciennes, et les traites orientales, pratiquées entre le 7e et le 19e siècle par les empires arabe, perse, puis ottoman, sur des populations non islamisées, les Africains vivant au sud du Sahara.
Même si le Portugal en est à l’initiative, l’ensemble de l’Europe atlantique s’engage dans la traite transatlantique. Rapidement, les puissances du nord-ouest de l’Europe cherchent à contester le monopole colonial ibérique. À partir du 17e siècle, après avoir conquis une partie du Brésil en 1630, les Néerlandais rejoignent les Portugais et les Espagnols, et enfin, les Français et les Anglais, dont le trafic connaît son apogée au 18e siècle. Des compagnies de navigation, sociétés par actions, se mettent en place : en 1621, la Compagnie des Indes occidentales hollandaise ; en 1658, la Compagnie française du Cap-Vert et du Sénégal ; en 1672, la Royal African Company anglaise. Les plus offrants remportent le marché sur les côtes africaines. Les marchandises embarquées sur les navires de traite sont toujours plus nombreuses et de grande qualité pour répondre à la demande des souverains et commerçants africains.
Les principales puissances ayant pratiqué la traite sont le Portugal, l’Angleterre, la France, les Pays-Bas, la Suède et le Danemark, mais l’ensemble de l’Europe participe à cette économie esclavagiste : soit par l’organisation ou le financement d’expéditions de traite, soit en produisant des marchandises destinées au commerce sur les côtes africaines et à l’achat de captifs ou au fonctionnement des plantations en Amérique, soit en bénéficiant de la diffusion des produits coloniaux.
FLUX, CIRCUITS ET ACTEURS DE LA TRAITE EUROPEENE
Les spécialistes estiment, qu’entre 1500 et 1870, 12 à 15 millions d’hommes, de femmes et d’enfants africains sont déportés de leur continent vers les Amériques par les principaux pays organisateurs de la traite : le Portugal et le Brésil portugais (4,65 millions de déportés), le Royaume-Uni (3,097 millions), l’Espagne et l’Amérique espagnole (1,6 million), la France (1,313 million), les Pays-Bas (544 000 déportés), les colonies d’Amérique du Nord/les États-Unis (367 000) et le Danemark (103 000). Environ 10 millions sont débarqués, en raison de la forte mortalité à bord des navires de traite (15% en moyenne).
LES PROFITS ET LE TRAITE ILLEGALE
Encore aujourd’hui la question des profits de la traite transatlantique et de son rôle dans le décollage industriel de l’Europe occidentale n’est pas totalement tranchée. Les recherches récentes montrent que les taux de profit sont de rendement modeste : 5 à 10 % pour les Hollandais, 10 % pour les Anglais, 6 % pour les Français. On évoque toutefois de fabuleux bénéfices, résultant d’expéditions particulièrement bien menées et pouvant procurer un profit de 100 à 150 %. Mais le caractère aléatoire de la traite peut tout autant conduire à des expéditions lourdement déficitaires.
Ces profits ne se limitent toutefois pas à des bénéfices capitalistiques, réservés à un petit groupe d’investisseurs ou de spéculateurs, mais bien à toute une économie. Toutes les activités, liées à l’économie coloniale dont le rôle est essentiel pour les pays de l’Europe moderne sont concernées : fabrication et ventes de marchandises de traite, construction navale et armement des navires, transformation et commercialisation des denrées coloniales, circulation des capitaux (banques, assurances, bourses). Cette situation économique a motivé les armateurs à poursuivre la traite de manière illégale en France jusque dans les années 1850, avec 674 expéditions recensées. Bien qu’imposée par les Anglais aux autres États européens et interdite par la convention de Vienne de février 1815, la traite n’est abolie en France qu’entre 1817 et 1831 et se poursuit encore plus tardivement dans l’hémisphère sud, entre les côtes congolaises et angolaises et le Brésil.
L’embellissement des villes portuaires de l’Atlantique date de cette époque, et est bien souvent le fait de fortunes privées. L’Europe des Lumières se divertit, avec le développement des arts, des lettres et de nouvelles saveurs ; « l’exotisme » et « le goût des îles » s’invitent. Comme le souligne l’écrivain Marc Elder (1884-1933), « L’argent sanglant des mers se lavait dans la beauté ».
QUELS HERITAGES ?
Cette histoire atlantique a été souvent omise de l’histoire de l’Europe continentale, or elle a joué un rôle majeur dans la formation de l’Europe moderne. La spécificité de la traite transatlantique et de l’esclavage colonial a été de racialiser le statut d’esclave, d’établir une synonymie entre « noir-nègre » et « esclave ». Cette construction moderne de la « race » a établi progressivement des phénomènes d’identification entre positionnement racial et fonction économique. Cette construction a ensuite été renforcée par la colonisation de l’Afrique et le travail forcé.
Le rôle de l’économie coloniale esclavagiste n’est pas négligeable dans certains secteurs de la production et de la consommation, dans l’évolution du capitalisme, dans le renouvellement de la hiérarchie sociale et dans le débat d’idées. La traite transatlantique a contribué à animer de nombreux marchés d’approvisionnement et de redistribution et permis la constitution de grandes fortunes investies dans les activités ou les formes de consommation les plus diverses. Les mouvements philosophiques et religieux, qui sont au coeur de la culture européenne actuelle et dont les enjeux mémoriels du temps présent témoignent, ont été nourris par les débats de l’Europe des « Lumières » autour des justifications de la traite et de l’esclavage ou des campagnes abolitionnistes.
Nous constatons aujourd’hui comment la traite et l’esclavage ont façonné, non seulement les Amériques, mais aussi l’Europe, dans la composition de sa population, dans la construction de l’altérité, mais aussi dans sa relation au monde, et notamment à l’Afrique.